La pluie commença sa douce musique, gorgeant lentement l'humus frais de sa bienveillante humidité. Le parfum envoûtant de l'herbe mouillée n'allait pas tarder à se faire plus présent, et j'espérai qu'il pourrait faire oublier, rapidement, celui de la douleur et du sang. Alors que la lumière diaphane baissait, je tenais la tête du jeune prince. Il murmurait depuis quelques minutes des choses incompréhensibles tandis que la vie le quittait lentement, et je soupirai, déjà lassé. Il n'en avait plus pour très longtemps et sa conscience s'était visiblement enfuie, aussi lui lâchai-je la tête, qui heurta le sol avec un bruit mi-sourd, mi-mouillé. Je ramassai mon épée et m'assis sur une souche proche, afin de relater le plus rapidement possible ce qui m'avait amené à un tel déferlement de violence.
Quelques jours après avoir quitté la Forêt, mes pas m'avaient amené sur la route d'un cavalier solitaire. Je me souviens encore parfaitement de cette vision sublime : le soleil pointait par-dessus une petite colline verdoyante, et le chemin s'étalait nonchalament devant mes yeux mi-clos. Je profitais des premiers rayons et de la gaieté toute printanière de cette belle matinée lorsque les premiers éclats m'apparurent. Soleils chatoyants, dansant en rythme dans le lointain, ils attirèrent mon attention avec bien peu de délicatesse. Les oiseaux et les petits rongeurs aussi furent tirés brutalement de leur rêverie, et nous distinguâmes silencieusement, petit à petit, les détails de cette explosion de lumière.
Il se tenait, fier et droit, sur son magnifique cheval à la robe blanche comme la plus pure statue de marbre de la Voûte des Dieux. Ce dernier était bardé d'un acier aussi poli que du mithril, et il avançait avec allure et panache, ne secouant son cavalier que de manière à lui donner une apparence plus noble encore. Quant à lui, il brillait de mille feux, visible et remarquable figure de clarté surplombant la vallée de toute sa morgue. L'armure d'acier poli finement ciselée d'or rivalisait en éclat avec celui, pur et aveuglant, de l'astre du jour; le heaume cerclé d'un métal semblant plus précieux encore embrasait la vallée, et une flamme céleste dansait au bout de la longue lance que tenait le cavalier, à la manière d'un sceptre. La noblesse et la fierté irradiaient de cette figure de centaure, et il ne faisait nul doute qu'un tel personnage fût le héros que j'attendais. Je vidai ma longue pipe sur une pierre plate et me levai, préparant ma magie et mes talents pour la proche confrontation verbale.
Il était prince de sang royal, et avait tout juste seize ans. Il chevauchait seul depuis plusieurs semaines, son écuyer ayant été massacré lors d'une bataille épique contre des géants des collines. Il tenait encore la tête de deux d'entre eux entre ses dents lorsqu'il rendit l'âme, protégeant de son corps la vie de son jeune maître. Celui-ci n'avait désormais plus de quoi conter ses fabuleuses batailles, et il affirmait qu'un page serait plus doué que lui pour mettre en mots ses actes, n'y participant qu'en tant qu'observateur.
Il était bavard et ne manquait pas d'assurance, aussi mis-je mon dégoût de côté pour lui proposer ma plume. Je m'étais préparé à batailler ferme, mais mon allure sembla le convaincre. J'avais tout du poète elfique, après tout, et il ne m'apparaissait guère du genre solitaire pour ses voyages.
Nous prîmes donc la route, et je marchais silencieusement aux côtés du fier chevalier, l'écoutant me narrer ses exploits avec un intérêt décroissant. Chemin faisant, je compris qu'il faisait route droit vers ses pénates, la queue fièrement entre les jambes, et je présageais qu'une pauvre bataille contre un ogre pouilleux avait eu raison de son garçonnet de page. Mais je voulus en avoir le coeur net, et je l'attirai malgré lui vers des chemins moins battus, moins sûrs.
Mais je regrettai ma curiosité sitôt la première effluve qui me parvint.
"Des gobelins, votre Majesté. Ils ne sont pas nombreux," l'informai-je calmement.
La paisible clairière qui nous accueillait était délicieusement bordée de hêtres et de chênes, des pousses de frênes dardant leurs feuilles caractéristiques de-ci, de-là. J'aperçus un gingko un peu plus loin, et je souris à l'arbre de mon destin. Cinq hachettes furent tirées en un concert de miaulements d'acier, et le puissant destrier piaffa d'impatience.
Je reculai, laissant les guerriers entre eux, oubliant mon mauvais pressentiment, cherchant l'inspiration.
Je n'avais pas le talent d'un nain pour, sans me tromper, déterminer le métal et sa pureté. Mais je sais que l'argent est fragile, et qu'une hachette en simple fer lancée avec assez de force peut faire de gros dégâts. Le claquement résonna dans la clairière, accompagné d'un craquement sinistre. Pas besoin de regarder pour savoir que la poitrine ou le crâne avaient pris en premier, sans préambule, sans même un cri d'assaut.
Sa Majesté était vaincue avant d'avoir compris qu'il fallait combattre.
Je fermai les yeux et laissais échapper un soupir sonore. Je sentis sur moi le regard haineux, puis affolé, des gobelins.
Sous le soleil déjà voilé de cette fin d'après-midi, ma lame chanta quelques secondes, et son silence précéda le bruit sourd de cinq corps heurtant le sol, presque à l'unisson. La lame elfique rejoint son fourreau, chuintant son court plaisir, et je rouvris les yeux, évitant soigneusement le spectacle répugnant qui meurtrissait la magnificence que la Nature offrait à tous les yeux. Le couple de chardonnerets que j'avais entendu reprit son chant ensorcelant, et mon sourire revint. La pourriture qui gisait au sol nourrirait les corbeaux de jais qui, j'en étais sûr, veillaient à la perfection des tableaux de cette forêt de leur vol gracieux.
La pluie coule maintenant sur mon parchemin à grosses gouttes, ne m'empêchant guère d'écrire, car ma magie est ainsi faite. J'ai perdu un héros, et je n'aurais rien gagné. J'ai débarrassé l'étalon de ses atours humains, et lui ai annoncé sa liberté. Son conditionnement lui fit renifler le corps sans vie de son maître, puis il s'en désintéressa au profit de touffes d'herbe bien juteuses. Je l'observe, pensif, et me décide à faire de même. Je dois trouver un autre héros, une figure mythique dont je pourrais conter les exploits en sagas rebondissantes et trépidantes, un personnage admirable qui saurait faire couler mon encre.
Ses cheveux d'or mouillés par la pluie, le vaillant prince s'éteint dans son armure d'argent si vaine. J'entends son dernier souffle et appelle enfin les corbeaux; ses souffrances n'auront pas été bien longues.
Qu'il repose en paix, et rejoigne la Nature. Je dois reprendre la route.